MINUIT ... QUELQU'UN FRAPPE A LA PORTE

 

          Le 4 avril 1968, le pasteur Martin Luther King, fut assassiné à Atlanta. Nous publions ci-dessous l’un de ses puissants messages.

          Des dizaines d’années plus tard, le lecteur jugera lui-même de l’actualité de telles paroles.

 

MINUIT ... QUELQU'UN FRAPPE A LA PORTE

 

« Si l'un de vous a un ami et qu'il aille le trouver à minuit

pour lui dire : « Ami, prête-moi trois pains car un de mes amis est

arrivé en voyage chez moi et je n' ai rien à lui offrir. »

Luc 11,5-6

 

          Bien que cette parabole concerne la puissance de la prière persévérante, elle peut aussi servir de base à notre réflexion sur beaucoup de problèmes actuels et la façon dont l'Église y est affrontée. Il est minuit dans la parabole; il est minuit aussi dans notre monde et les ténèbres sont si épaisses que nous pouvons à peine discerner où va notre chemin.

 

Il est minuit dans l'ordre social

 

          Au plan international, les nations sont engagées dans une lutte colossale et rude pour la suprématie. Deux guerres mondiales ont eu lieu en l'espace d'une génération et les nuages annonciateurs d'une autre guerre sont dangereusement proches. L'homme dispose maintenant d'armes atomiques et nucléaires qui en quelques secondes peuvent détruire totalement les plus grandes cités du monde. La course aux armements se poursuit et les expériences nucléaires continuent dans l'atmosphère, au risque inquiétant de voir l'air même que nous respirons empoisonné par les retombées radio-actives. Ces circonstances et ces armes conduiront-elles à l'anéantissement de l'espèce humaine?

          Confrontés à minuit avec l'ordre social, nous nous sommes dans le passé tournés vers la science. Ce n'était pas étonnant! En tant d'occasions la science nous a sauvés ! Quand nous nous trouvions dans la nuit de la faiblesse physique et de l'inconfort matériel, la science nous a portés jusqu'au clair matin du confort physique et matériel. Quand nous étions dans la nuit paralysante de l'ignorance et de la superstition, la science nous a conduits vers l'aube de la liberté et de l'ouverture d'esprit. Quand nous étions dans la nuit redoutable des maladies et des infirmités, la science, par la chirurgie, l'hygiène et les drogues-miracles a fait se lever le jour lumineux de la santé physique, prolongeant ainsi nos vies et nous procurant une sécurité accrue et le bien-être physique. Il est tout naturel que nous nous tournions vers la science au moment où les problèmes du monde sont si affreux et sinistres.

 

          Mais hélas ! la science ne peut nous secourir car l'homme de science lui-même est perdu dans la nuit terrible de notre époque. En fait, c'est la science qui nous a donné les instruments mêmes qui menacent de conduire au suicide universel. L'homme moderne est donc affronté dans l'ordre social à une nuit lugubre et effrayante.

          Cette nuit dans la vie collective et extérieure de l'homme est parallèle à la nuit qui règne dans sa vie individuelle et intérieure.

 

Il est minuit dans l'ordre psychologique

 

          Partout des craintes paralysantes torturent les gens durant le jour et les hantent durant la nuit. De lourds nuages d'anxiété et de dépression sont suspendus dans notre ciel mental. Les troubles émotifs sont aujourd'hui plus fréquents qu'à nulle époque de l'histoire humaine. Les salles de psychopathie de nos hôpitaux sont bondées et les psychologues les plus courus sont actuellement les psychanalystes. Les best-sellers en psychologie sont des livres comme « L'Homme contre lui-même », « La Personnalité neurotique de notre époque » et « L'Homme moderne à la recherche d'une âme. Les best-sellers en religion s'appellent « La Paix de l'Esprit et La Paix de l'Âme ». Les prédicateurs à la mode prononcent des sermons apaisants sur des thèmes du genre « Comment être heureux » ou « Comment se relaxer ». Certains ont été tentés de reviser le commandement de Jésus et de le dire: « Allez dans le monde entier, maintenez basse votre pression sanguine et je ferai de vous des personnalités bien adaptées.» Tout cela nous indique qu'il est minuit dans la vie intérieure des hommes et des femmes.

 

Il est aussi minuit dans l'ordre moral

 

          Au milieu de la nuit, les couleurs perdent leurs caractéristiques et se fondent en une ombre d'un gris terne. Les principes moraux ont perdu leurs caractéristiques. Pour l'homme moderne, l'absolument bon et l'absolument mauvais dépendent de ce que fait la majorité. Bien et mal sont relatifs aux goûts et aux goûts et aux répugnances, aux habitudes d'une communauté déterminée. Inconsciemment, nous avons appliqué au domaine moral la théorie de la relativité d'Einstein, conçue pour décrire le monde physique.

          Minuit est l'heure où l'homme cherche désespérément à observer le onzième commandement : « Tu ne te laisseras pas prendre. » Selon la morale de minuit, le péché cardinal est d'être pris et la vertu cardinale est d'échapper. Mentir est parfaitement correct, mais il faut mentir avec une vraie finesse. Voler est parfaitement correct, si celui qui vole est assez honorable pour que, s'il est pris, on parle d'abus de confiance et non de vol. Il est même permis de haïr, si l'on peut déguiser sa haine sous les vêtements de l'amour assez habilement pour que la haine paraisse être l'amour. Le concept darwinien de la survie du plus adapté a été remplacé par une philosophie de la survie du plus malin. Cette mentalité a provoqué une chute tragique des normes morales et la nuit de la dégénérescence morale ne cesse de s'épaissir.

 

          Dans notre monde actuel comme dans la parabole, l'obscurité profonde de la nuit est troublée par un coup frappé à la porte. Des millions de gens frappent à la porte de l'Église. Dans ce pays, le registre des fidèles n'avait jamais été aussi volumineux. Plus de 115 millions de personnes sont pour le moins « membres inscrits » de quelque église ou synagogue. C'est un accroissement de 100 % depuis 1929, alors que la population n'a augmenté que de 31 %·

          Les visiteurs en Russie soviétique, dont la politique officielle est athée, rapportent non seulement que les églises y sont combles mais que l'assistance ne cesse de grandir. Dans un article du New York Times, Harrison Salisbury signale le trouble des officiels communistes devant l'intérêt croissant manifesté par tant de jeunes soviétiques pour l'Église et la religion. Après quarante ans des plus vigoureux efforts pour supprimer la religion, la hiérarchie du parti communiste se trouve affrontée au fait inévitable que des millions de gens frappent à la porte de l'Église.

          Il ne faudrait pas exagérer l'importance de cet accroissement numérique. Nous ne devons pas succomber à la tentation de confondre puissance spirituelle et importance numérique. Ce que quelqu'un a appelé le « jumboisme » est une mesure très fallacieuse de la force positive. Un accroissement en quantité ne donne pas automatiquement un accroissement en qualité. Une communauté plus nombreuse ne représente pas nécessairement un engagement accru envers le Christ. Presque toujours c'est une minorité, créatrice et engagée, qui a rendu le monde meilleur. Mais si une croissance numérique des effectifs ne reflète pas nécessairement un accroissement parallèle de l'engagement moral, il n'en est pas moins vrai que des millions d'hommes pensent que l'Église fournit une réponse au bouleversement profond qui trouble leur vie. L'Église reste le seul repère familier pour le voyageur fatigué qui arrive à minuit. Elle est la seule maison qui reste debout là où elle fut toujours, la maison où le voyageur de minuit vient ou refuse de venir. Certains décident de n'y point venir. Mais tous ceux qui y viennent et frappent à la porte cherchent désespérément un peu du pain dont ils manquent.

          Le voyageur demande trois pains.

 

Il désire le pain de la foi

 

          Dans une génération marquée par tant de désillusions colossales, les hommes ont perdu la foi en Dieu, la foi en l'homme, la foi dans l'avenir. Beaucoup éprouvent ce qu'exprimait en 1801 William Wilberforce : « Je n'ose me marier ... l'avenir est trop incertain » ou William Pitt en 1806 : « Il n'y a guère autour de nous que ruine et désespoir. » Au sein de leur désillusion troublante, beaucoup réclament le pain de la foi.

 

Le pain de l’espérance

 

          Il y a aussi un désir profond du pain de l'espérance. Dans les premières années du siècle, peu d'hommes avaient faim de ce pain. L'époque des premiers téléphones, des premières automobiles, des premiers avions, leur donnait un optimisme radieux. Ils adoraient au temple de l'inévitable progrès. Ils croyaient que chaque réalisation scientifique nouvelle haussait l'homme à un niveau supérieur de perfection. Mais alors une série de développements tragiques, révélant l'égoïsme et la corruption de l'homme, montrèrent la vérité de ce dicton de Lord Acton : « Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument. »* Cette découverte terrible provoqua la chute d'optimisme la plus formidable de l'histoire. Pour tant et tant d'hommes, jeunes et vieux, la lumière de l'espoir s'éteignit et ils se mirent à errer avec lassitude dans le sombre domaine du pessimisme. Beaucoup en conclurent que la vie n'a pas de sens. Certains dirent avec le philosophe Schopenhauer que la vie est une souffrance sans fin qui s'achève dans la souffrance, une tragi-comédie toujours rejouée avec de légers changements de costumes et de mise en scène. D'autres s'écrièrent avec le Macbeth de Shakespeare que la vie « est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Et pourtant, même dans les moments inévitables où tout paraît désespéré, les hommes savent que sans espoir ils ne peuvent pas vivre réellement et, dans un acharnement douloureux, ils réclament le pain de l'espérance.

 

Le pain de l’amour

 

          Enfin, il y a le désir ardent du pain de l'amour. Chacun souhaite aimer et être aimé. Celui qui ne se sent pas aimé a l'impression de ne pas compter. Beaucoup de choses sont survenues dans le monde moderne, qui donnent à l'homme le sentiment de n'être pas concerné. La vie dans un monde devenu impersonnel de façon opprimante donne à beaucoup d'entre nous l'impression que nous ne sommes guère que des numéros. Ralph Borsodi, dans une peinture saisissante d'un monde où les numéros ont remplacé les personnes, écrit que la mère moderne est souvent le n° 8434 de la maternité et son enfant, quand on a pris ses empreintes digitales, devient le n° 8003, tandis que des funérailles dans une grande ville sont une réunion au local B avec des fleurs et tentures de catégorie B, où l'office est conduit par le prédicateur n° 14 et où le musicien n° 84 chante la sélection n° 174. Effrayé par cette tendance à réduire sa personne à une fiche dans un grand catalogue, l'homme réclame désespérément le pain de l'amour.

 

(à suivre)

Martin Luther KING

 

* Essais sur la Liberté et le Pouvoir ( I948).