MINUIT ... QUELQU'UN FRAPPE A LA PORTE (suite)

 

MINUIT ... QUELQU'UN FRAPPE A LA PORTE

(suite)

 

          Ayant frappé à la porte de son ami et demandé trois pains, l'homme de la parabole reçoit une réponse impatiente : « Ne m'importune pas; la porte est déjà fermée, mes enfants et moi nous sommes au lit; je ne puis me lever pour te donner du pain. » Que de fois les hommes ont éprouvé un désappointement semblable lorsqu'à minuit ils ont frappé à la porte de l'Église. Des millions d'Africains, frappant patiemment à la porte de l'Église chrétienne pour obtenir le pain de la justice sociale, ont été totalement ignorés ou se sont entendu répondre que cela viendrait plus tard, ce qui presque toujours signifie jamais. Des millions de Noirs américains, affamés du pain de la liberté ont frappé à coups répétés à la porte des Églises dites blanches, mais ils ont d'ordinaire été accueillis par une froide indifférence ou une hypocrisie évidente. Même les chefs religieux blancs, qui ont un désir profond d'ouvrir les portes et de distribuer le pain, se montrent souvent plus prudents que courageux. et enclins à choisir la voie de l'expédient plutôt que celle de la morale. L'une des tragédies les plus honteuses de l'histoire est que l'institution qui précisément devrait retirer l'homme de la nuit de la ségrégation raciale, coopère à créer et à perpétuer les ténèbres.

          Dans la nuit terrible de la guerre, des hommes ont frappé à la porte de l'Église pour demander le pain de la paix, mais l'Église souvent les a déçus. Qu'y a-t-il de plus pathétiquement révélateur de l'inefficacité de l'Église dans les problèmes du monde actuel que son témoignage au sujet de la guerre ? Dans un monde rendu fou par la propagande belliqueuse, les passions chauvines et l'exploitation impérialiste, l'Église a approuvé ces activités ou est restée dans un silence consternant. Au cours des deux dernières guerres mondiales, les Églises nationales sont allées jusqu'à servir de laquais complaisants aux États, aspergeant d'eau bénite les navires de guerre et rejoignant les forces armées en chantant: « Loue le Seigneur...et passe les munitions. » Un monde épuisé, plaidant désespérément pour la paix, a souvent trouvé une Église donnant à la guerre son appui moral.

          Et ceux qui sont allés vers l'Église pour y chercher le pain de la justice économique ont été laissés dans la nuit décevante du dénuement. En de nombreux cas, l'Église s'est alignée sur les classes privilégiées et a pris la défense du statu quo, de telle manière que cela revenait à refuser de répondre au coup frappé à la porte. L'Église orthodoxe en Russie s'était associée au statu quo et s'était liée de façon si inextricable au régime despotique des tsars qu'il était devenu impossible de se débarrasser du régime politique et social corrompu sans se débarrasser en même temps de l'Église. Tel est le son de toute organisation ecclésiastique qui s'allie aux choses-telles-qu'elles-sont.

          L'Église doit se souvenir qu'elle ne domine ni ne sert l'État, mais qu'elle en est la conscience. Elle doit être guide et critique, jamais instrument, de l'État. Si elle ne retrouve pas son ardeur prophétique, elle deviendra un club social inutile, sans autorité ni morale ni spirituelle. Si elle ne participe pas activement à la lutte pour la paix et pour la justice économique et raciale, elle trahira la fidélité de millions d'hommes et les poussera partout à dire qu'elle a laissé s'atrophier sa volonté. Mais si elle se libère des chaînes d'un mortel statu quo et que, retrouvant sa grande mission historique, elle parle et agit avec courage et persévérance en termes de justice et de paix, elle enflammera l'imagination de l'humanité et embrasera les âmes des hommes, leur inculquant un amour ardent pour la vérité, la justice et la paix. Proches ou lointains, les hommes reconnaîtront dans l'Église une grande fraternité d'amour, qui procure lumière et paix aux voyageurs solitaires au milieu de la nuit.

          Puisque j'ai parlé du relâchement de l'Église, je ne dois pas négliger le fait que les Églises soi-disant noires ont, elles aussi, laissé les hommes désappointés au milieu de la nuit. Je dis « Églises soi-disant noires » car idéalement il ne peut y avoir d'Église ni noire ni blanche. C'est pour leur honte éternelle que des chrétiens blancs ont élaboré à l'intérieur de l'Église un système de ségrégation raciale et traité les fidèles noirs de façon si indigne qu'ils ont dû organiser leurs propres Églises.

          Deux types d'Églises noires ont failli à leur mission de procurer le pain. Un type est brûlant d'émotivité, l'autre est gelé de snobisme. Le premier, réduisant le culte au divertissement, attribue au volume plus d'importance qu'au contenu et confond spiritualité avec musculature. Le danger dans une Église de ce genre est que ses membres peuvent avoir plus de religion dans leurs mains et leurs pieds que dans leurs cœurs et leurs âmes. Au milieu de la nuit, ce type d'Église n'a ni la vitalité nécessaire ni l'évangile adéquat pour nourrir les âmes affamées.

          L'autre type d'Église noire qui ne nourrit pas le voyageur nocturne a développé un système de classes et tire gloire de sa dignité, du niveau social de ses membres et de son exclusivisme. Dans une telle Église, le culte est froid et privé de sens, la musique terne et sans souffle, et le sermon n'est pas beaucoup plus qu'un discours sur les événements courants. Si le pasteur parle trop de Jésus-Christ, les fidèles estiment qu'il compromet la dignité de la chaire. Si la chorale chante un Negro spiritual, les fidèles y voient une insulte à leur rang social. Ce type d'Église oublie que le culte le meilleur est une expérience sociale où des gens de tous les niveaux de vie se rassemblent pour affirmer leur unité en Dieu. Mais les hommes de minuit sont complètement ignorés à cause de leur éducation réduite, ou bien le pain qu'on leur donne est desséché par une conscience maladive de classe.

 

          Dans la parabole, nous remarquons qu'après sa déception initiale, l'homme continue à frapper à la porte de son ami. A cause de son importunité - de sa persévérance -, il persuade enfin son ami d'ouvrir la porte. Beaucoup d'hommes continuent à frapper à minuit à la porte de l'Église, même après avoir été amèrement déçus par elle, parce qu'ils savent que le pain de vie est là. L'Église aujourd'hui est provoquée à proclamer que le Fils de Dieu, Jésus-Christ, est l'espérance des hommes dans tous leurs problèmes personnels et sociaux si complexes. De nombreux jeunes gens qui frappent à la porte sont perplexes devant les incertitudes de la vie, troublés par des déceptions quotidiennes, déçus par les ambiguïtés de l'histoire. Parmi ceux qui viennent, il en est qui ont été enlevés de leurs écoles ou de leurs carrières et jetés dans le rôle de soldats. Nous devons leur fournir le pain frais de l'espérance et allumer en eux la conviction que Dieu a le pouvoir de tirer le bien du mal. Il en est qui arrivent torturés par le remords causé par leur voyage dans les ténèbres du relativisme moral et leur sujétion à la doctrine de l'affirmation de soi. Nous devons les conduire au Christ qui leur offrira le pain frais du pardon. Il en est qui frappent à la porte tourmentés par la crainte de la mort au temps où ils s'avancent vers le soir de la vie. Nous devons les munir du pain de la foi en l'immortalité, pour qu'ils comprennent que cette vie terrestre n'est qu'un prélude à une nouvelle existence. Minuit est une heure éprouvante, où il est difficile de garder sa foi. Ce que l'Église peut dire de plus réconfortant, c'est qu'aucune nuit ne dure longtemps. Le voyageur épuisé par la nuit et qui demande du pain, en réalité désire l'aurore. Notre message éternel d'espérance, c'est que l'aurore viendra. Nos ancêtres esclaves le savaient bien. Jamais ils n'oubliaient la nuit, car toujours sa réalité leur était rappelée par le fouet de cuir brut du surveillant et par les ventes à l'encan qui séparaient les familles. Lorsqu'ils pensaient aux ténèbres épaisses de cette nuit, ils chantaient :

 

                                      Oh, nobody knows de trouble I've seen;

                                      Glory Hallelujah /

                                      Sometimes I'm up, sometimes I'm down,

                                      Oh, yes, Lord, Sometimes I'm almost to de groun’,

                                      Oh, yes, Lord,

                                      Oh, nobody knows de trouble I've seen,

                                      Glory Hallelujah ! *

 

          Plongés dans une nuit épuisante, mais croyant fermement que le matin viendrait, ils chantaient :

 

                                      1'm so glad trouble don’t last alway

                                      0 my Lord, 0 my Lord, what shall I do ? **

 

          Leur croyance positive en une aurore était le germe de l'espérance qui maintenait la foi des esclaves au milieu des circonstances les plus déprimantes et les plus tragiques.

 

          La foi en l'aurore naît de la foi en la bonté et la justice de Dieu. Celui qui croit cela sait que les contradictions de la vie ne sont ni finales ni définitives. Il peut traverser la nuit noire avec la conviction radieuse que toutes les choses concourent au bien pour ceux qui aiment Dieu. Même les nuits les plus privées d'étoiles peuvent annoncer l'aube de quelque grand exploit.

          Au début du boycottage des autobus à Montgomery en Alabama, nous avions organisé un pool volontaire de voitures pour conduire les gens à leur travail et les en ramener. Pendant onze longs mois, ce système fonctionna étonnamment bien. Le maire Gayle donna alors au département juridique de la ville instruction de mettre en branle les dispositions qui paraîtraient aptes à mettre fin aux opérations du pool de voitures ou à tout système de transport issu du boycottage des autobus. Une audience fut fixée au mardi 13 novembre 1956.

          A notre réunion de masse hebdomadaire, qui avait été prévue pour le soir avant l'audience, j'eus la responsabilité d'avertir les gens que le pool de transport serait probablement interdit. Je savais qu'ils avaient volontairement accepté de souffrir pendant près de onze mois, mais pouvais-je leur demander maintenant d'aller à leur travail et d'en revenir à pieds ? Et sinon, serions-nous forcés d'admettre que notre protestation avait échoué ? Pour la première fois, je tremblai de paraître devant eux.

          Lorsque vint le soir, je rassemblai assez de courage pour leur dire la vérité. J'essayai cependant de conclure sur une note d'espoir. « Durant tous ces mois, leur dis-je, nous avons agi en croyant hardiment que Dieu est avec nous dans notre lutte. Les multiples expériences des jours passés ont justifié cette foi de façon merveilleuse. Ce soir, nous devons croire qu'une voie s'ouvrira là où il n'y en a pas. » Mais je pus sentir le vent froid du pessimisme passer sur l'auditoire. La lumière de l'espoir était sur le point de s'éteindre et le flambeau de la foi vacillait.

          Quelques heures plus tard, devant le juge Carter, la ville soutint que nous dirigions sans autorisation une « entreprise privée ». Nos avocats firent brillamment valoir que le pool de voitures était un plan d'entraide volontaire organisé comme service gratuit par les Églises noires. Il fut cependant vite évident que le juge Carter rendrait son jugement en faveur de la ville.

          A midi, durant une brève interruption, je remarquai une agitation inhabituelle dans la salle du tribunal. Le maire Gayle fut appelé dans l'arrière-salle. Plusieurs journalistes entraient et sortaient de cette salle avec excitation. Soudain l'un d'eux vint vers la table où, en ma qualité d'inculpé principal, j'étais assis avec les avocats. « Voici la décision que vous attendiez, me dit-il. Lisez cette mise en liberté. »

          Plein d'anxiété et d'espoir, je lus ces mots : « A l'unanimité la Cour Suprême des États-Unis a aujourd'hui déclaré inconstitutionnelle la ségrégation dans les autobus à Montgomery en Alabama. » Mon cœur bondit, dans une joie inexprimable. L'heure la plus sombre de notre lutte était devenue la première heure de la victoire. Dans le fond du tribunal, quelqu'un cria : « Le Dieu tout-puissant a parlé de Washington ! »

          L'aube viendra. Désappointement, tristesse et désespoir sont nés à minuit, mais le matin vient ensuite. « Le soir arrivent les pleurs, dit le Psalmiste, et le matin l'allégresse. »***Cette foi disperse les assemblées de désespérés et apporte une lumière nouvelle dans les sombres recoins du pessimisme.

 

Martin Luther KING

 

* Noté dans Deep River par Howard THURMAN (1955).

** Ibid.

***Psaume 30,5