LE CRI DE MINUIT (2° partie)

 

LE CRI DE MINUIT

(2° partie)

 

« L’un sera pris, l’autre laissé »

(Luc 17.36)

 

          Le soir, les églises des divers cultes de la ville étaient ouvertes. La foule s’y entassait, anxieuse, pour entendre l’explication de cette extraordinaire « visitation », et aussi dans l’espoir de recevoir quelques paroles de consolation et de réconfort.

          Aucun groupement religieux, remarquait-on, n’avait été enlevé dans sa totalité.

          Nulle part, il ne fut fait de service liturgique. Les assemblées étaient houleuses. Il y eut même quelques désordres, dans les grandes paroisses. Partout, la surexcitation était extrême. Les uns se lamentaient, sanglotaient ; d’autres récriminaient ; on dut emporter plusieurs femmes évanouies.

          Ceux qui fréquentaient le moins les églises étaient les plus irrités. Ils interpellaient violemment au passage les plus assidus aux offices.

          - « Si vous eussiez été de vrais chrétiens, disaient-ils, vous nous auriez avertis. Qu’est-ce que vous allez donc faire à l’église, tous les dimanches ?

          Ceux-ci baissaient la tête : « C’est vrai, nous n’avions que l’apparence de la piété, reniant ce qui en fait la force » (2 Timothée 3.1-5). Nous nous contentions, amateurs de beaux discours, de dissertations religieuses sur les événements du jour. Friands d’éloquence, nous courions les églises à la suite du prédicateur en renom. Nous nous grisions de belles paroles, préférant infiniment la finesse d’une pensée philosophique habilement présentée, aux appels fidèles de l’Évangile, à l’explication toute simple de la Parole de Dieu.

          « Sans bien nous en rendre compte, ce que nous recherchions, dans le culte, nous le reconnaissons, c’était une jouissance intellectuelle, des émotions religieuses, et non pas la prédication apostolique, toute rude et toute nue, de la croix.

          « Nous l’expions cruellement ! »

 

*

* *

 

          Pierre, curieux de ce qui se dirait dans les églises catholiques, m’avait quitté pour entrer dans la principale d’entre elles. Il devait me rejoindre à notre lieu de culte habituel. Comme on était en carême, un dominicain connu occupait la chaire.

          Sa figure marquait un véritable abattement. Parmi les fidèles, l’agitation était extrême. Des prières furent récitées qui se perdaient dans le brouhaha général. Enfin, dans un silence relatif, le missionnaire prit la parole.

          A la surprise de tous, il annonça qu’il lirait d’abord, en français, quelques textes de l’Écriture. Ce furent précisément ceux qui prédisaient l’événement prodigieux qui bouleversait en ce moment le monde entier, comme l’avaient confirmé des dépêches venues de partout. C’étaient le chapitre 4 versets 13 à 18 de la première épître aux Thessaloniciens, et le chapitre 15, versets 51, 52 de la première épître aux Corinthiens.

          - « Reconnaissons-le loyalement, reprit le père dominicain, si la Sainte Écriture avait eu parmi nous l’autorité que le Saint-Esprit lui confère, ces paroles eussent suffi pour nous préserver de l’affreux malheur qui nous arrive. Nous aurions vécu vraiment détachés de ce monde, de ses pompes et de ses œuvres, et nous nous serions tenus prêts, comme les vierges sages de la parabole, pour la venue soudaine de l’Époux divin; au lieu que l’événement de cette nuit nous frappe en plein cœur. Malheureusement, ce n’est pas la Sainte Parole qui fait autorité pour nous, c’est la Tradition. Pour sacrée qu’elle soit, elle n’en est pas moins parole humaine ; ce sont... Un tumulte, des trépignements, des cris hostiles, partant d’un groupe de prêtres debout dans le chœur, interrompirent le prédicateur, tandis qu’un autre groupe prenait fait et cause pour lui, et un grand vacarme s’ensuivit.

          Craignant d’être mêlé à de fâcheux incidents, Pierre, qui était debout près de la porte, se hâta de sortir et vint me retrouver.

          Dans notre église, plusieurs visages familiers manquaient. Mon cœur se serra douloureusement quand j’aperçus, à la place qu’affectionnaient ma femme et ma fille, des personnes qui m’étaient inconnues...

 

*

* *

 

          Notre pasteur était là. II était assis au banc des diacres, le front serré dans ses deux mains, en une sorte de prostration. Aucun chant. On entendait de grands soupirs, des plaintes, de ferventes prières d’humiliation.

          Ici, l’on se lamentait sur le départ d’enfants ; là, il s’agissait d’un mari, d’une femme, d’un père, d’une mère...

          Le pasteur monta en chaire, fit un signe de la main et, en quelques mots, adjura l’auditoire, de s’efforcer au calme.

          Puis, après une courte prière silencieuse, il reprit la parole :

          - « Aucun de vous, dit-il, sur un ton impossible à rendre, ne peut... se faire une idée de l’amertume que j’éprouve... quand je me vois... devant vous... avec mes cheveux blancs... et ma longue expérience... et que je mesure... les terribles responsabilités de mon long ministère... »

          Ces mots, dits d’une voix brisée par l’émotion, produisirent sur-le-champ une grande détente dans l’auditoire, en détournant un peu de soi-même, l’attention de chacun. L’assemblée entière, les yeux fixés sur son vieux et respecté pasteur, buvait ses paroles.

          Après quelques secondes de pause, il reprit, d’une voix un peu plus assurée :

          - « Je suis accusé... et je m’accuse... de vous avoir entretenus, au cours de mes visites, de mes prédications et de mon ministère, beaucoup plus des questions de cette vie, et des pensées des hommes, que des affaires célestes et des pensées de Dieu.

          « On me reproche, aussi, de vous avoir tenus dans l’ignorance des prophéties de la Sainte Écriture touchant les choses à venir, comme de la terrible visitation qui devait se produire, et qui s’est produite, cette nuit, parmi nous.

          « Que pourrais-je dire pour ma justification ?... Seulement ceci : je vous ai enseigné ce que l’on m’a enseigné à moi-même : à considérer la Bible comme contenant, sans doute, la Parole de Dieu, la connaissances du salut, et la plus haute morale du monde, mais non comme étant, dans toutes ses parties, d’inspiration divine et la règle infaillible et sans réserves de notre foi. J’y voyais un alliage de pensées divines et de pensées humaines, et c’était à notre raison de faire son choix, les allégories y tenant une très grande place.

          « C’est ainsi, par exemple, que vous m’avez entendu interpréter la seconde venue du Seigneur en disant que toutes les fois qu’une âme se convertit, Jésus revient sur la terre, et descend, ainsi, dans cette âme...

          « Ah ! je comprends, maintenant, que ce n’est pas pour les interpréter, que Dieu nous a donné les prophéties, dans l’Écriture, mais pour y croire...

          « Eh, sans doute, il y a des allégories dans le Saint Livre, mais les affirmations positives - et que l’on doit prendre à la lettre sous peine de manquer de respect au texte - y sont bien plus nombreuses encore. Telles sont celles qui auraient dû nous préparer à cet événement.

          « Ah ! qui peut sentir, en ce moment, plus que moi, la faiblesse de pareilles excuses.

          « J’appelais ce livre - et, d’une main qui tremblait, il éleva sa vieille Bible au-dessus de sa tête - j’appelais ce livre « la Parole de Dieu ». Mais, par une inconséquence dont je ne puis encore m’expliquer l’aveuglement, j’attribuais l’origine et l’inspiration d’une bonne partie de son contenu à des cerveaux ou à des volontés d’hommes... Je discutais l’autorité de ses prophéties, quand je ne les niais pas... Je mettais en doute la plupart des miracles, les réduisant à des faits de l’ordre naturel, grossis ou naïvement rapportés.

          « Je suis même allé - et ces derniers mots furent dits d’une voix que l’émotion étranglait - jusqu’à nier la valeur expiatoire du sang de l’Agneau sans tache...

          « Mais comment pourrais-je, maintenant, après l’événement qui vient de nous frapper tous, ne pas croire que la Parole de Dieu, quand elle affirme une chose, veut dire exactement, et signifie littéralement ce qu’elle dit ? (Ces derniers mots furent scandés avec un accent émouvant).

          « C’est dans la douleur la plus profonde que je reconnais ma grande erreur, mon impardonnable faute, et je m’en humilie, devant Dieu et devant vous, de toute la force de mon âme ».

          Et il s’arrêta, comme dans l’impossibilité de continuer.

          Une vague d’intense sympathie souleva cette foule. Oubliant sa propre détresse, l’assemblée entière, par un murmure d’affectueux encouragement, chercha à soutenir le vieillard, presque défaillant sous l’effort de sa poignante confession.

          II reprit courage et, d’une voix plus ferme, continua : « Mais je reconnais aujourd’hui mon égarement, et je vous demande pardon, comme j’ai déjà demandé pardon à Dieu... »

          Personne, dans l’assemblée, ne put retenir ses larmes devant une confession si touchante.

          « Il me reste quelques mots encore à ajouter. Je vous dois toute la vérité, et la vérité, nous le savons bien maintenant, c’est la Parole, pure et simple, du Seigneur. Ce matin, après avoir fait dans la prière un humble et sérieux examen des Écritures touchant les circonstances qui nous angoissent tous, je suis arrivé à la certitude qu’il nous faut, hélas ! renoncer au glorieux privilège d’être enlevés avec les Saints pour avoir part, avec eux, à la première résurrection, cette « résurrection d’entre les morts », qui ne tenait pour ainsi dire aucune place dans nos préoccupations religieuses, alors que l’apôtre Paul la considérait comme la récompense suprême, le sceau glorieux de sa fidélité : « Je regarde toutes choses comme une perte, afin, disait-il de gagner Christ... pour parvenir, si je puis, à la résurrection, celle d’entre les morts » (Philippiens 3.8-11).

          « Cependant, le Saint-Esprit le déclarait formellement :

          « Ils revinrent à la vie et régnèrent avec Christ pendant mille ans... C’est la première résurrection. Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection. La seconde mort n’a point de pouvoir sur eux; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et de Christ et ils régneront avec lui pendant mille ans » (Apocalypse 20.4-6).

          « Toutes ces déclarations, pourtant si précises, si simples, celles de l’apôtre Paul aux Thessaloniciens et aux Corinthiens, notamment, et les avertissements si nets du Seigneur, que nous trouvons aux chapitres 24 de Matthieu, 17 et 21 de Luc, et tant d’autres, auraient dû nous suffire... Mais nos esprits étaient obscurcis, et nous étions égarés par l’incrédulité et par les mensonges d’une « science théologique, faussement appelée science » (1 Timothée 6.2-21) - lisant notre Bible avec notre raison, discuteuse, et non avec la foi et la simplicité de cœur de petits enfants - comme aussi par la crainte du ridicule.

          « Ainsi, nous nous sommes mis sous le joug du monde et nous allons avoir notre part de son jugement. Car il ne faut point nous le dissimuler, nous allons passer par une tribulation telle que le monde n’en a pas encore connu de semblable.

          « Les puissances sataniques vont être déchaînées, les représailles terribles de la justice divine vont s’abattre sur ce monde et sur nos Églises infidèles, et la terre secouée comme un arbre dont on fait tomber les fruits. « Malheur à la terre et à la mer, est-il écrit, car Satan est descendu vers vous, animé d’une grande colère... » (Apocalypse 12.12).

          « Voilà ce que voulait nous éviter le Seigneur, quand il faisait déclarer par le Saint-Esprit à tous les hommes qui se réclament de son nom : « Sortez du milieu de Babylone, mon peuple, afin que vous ne participiez pas à ses péchés, et que vous n’ayez point de part à ses fléaux » (Apocalypse 18.4). Et par son ange, Il encourageait ses saints en disant : « Parce que tu as attendu avec patience mon retour, et cru à la parole qui l’annonçait, moi aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve qui va venir sur le monde entier pour réprouver les habitants de la terre » (Apocalypse 3.10 et Luc 21.35). Comme l’affirment les textes sacrés, l’Antichrist va paraître, « l’homme de péché », le fils de la perdition, l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu, et qui, par la puissance de Satan, fera toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers... (2 Thessaloniciens 2.4-11).

          Le pasteur, visiblement exténué par l’effort qu’il venait de fournir, fit encore une pause, paraissant vouloir rassembler tout ce qui lui restait d’énergie pour une exhortation suprême.

          L’assemblée était haletante sous le poids des révélations qui lui étaient faites. Elle attendait, toute tremblante, une parole qui lui donnât encore quelques lueurs d’espoir.

          D’une voix lente et solennelle, le pasteur ajouta simplement ces mots :

          « Et maintenant, frères et sœurs, humilions-nous sous la puissante main de Dieu... Convertissons-nous de tout notre cœur, plaçons-nous sous l’aspersion du sang de l’Agneau, faisons appel à la miséricorde divine, et prenons l’engagement de persévérer par sa grâce, jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, afin que Dieu ait pitié de nous ».

 

*

* *

 

          Le pasteur s’était assis.

          Spontanément, l’assemblée entonna un cantique d’humiliation et de supplication ; puis, dans un silence solennel, sortit lentement du temple et s’écoula à travers les rues de la cité.

          Mon fils et moi, partageant l’émotion commune, nous reprîmes avec plus de calme le chemin de la maison, bien que, dans la rue, l’excitation semblât augmenter d’heure en heure. Arrivés chez nous, du même mouvement spontané, nous tombâmes à genoux dans la chambre de Marie, près de la Bible restée ouverte aux passages qui venaient d’avoir un accomplissement si tragique. En pleurant, Pierre demanda pardon à Dieu d’avoir traité jusqu’à ce jour, avec une si folle insouciance, sa parole de vérité et ses appels remplis d’amour.

          Le sentiment de mes péchés m’étreignait également. Je faisais, pour prier, des efforts qui secouaient mon être entier, quand un appel angoissé me réveilla en sursaut.

          Mon front et mes tempes étaient couvertes de sueur. Ouvrant les yeux, je vis ma chère femme devant moi, la figure consternée, qui me tenait les mains.

          - « Qu’as-tu donc, me disait-elle. Oh ! que tu m’as fait peur... »

          Et sans lui répondre, dans un sentiment de joie inexprimable, je m’écriai :

          - « Ce n’est donc pas vrai... Tu es encore là... Tout cela ne s’est passé qu’en rêve... Oh ! merci, mon Dieu !

 

*

* *

 

          Un peu plus tard nous étions réunis, ma femme, mes deux enfants et moi, et je leur racontai le rêve extraordinaire que je venais d’avoir.

          Et plus j’y pensai, par la suite, plus je fus frappé de l’avertissement qui m’avait été ainsi donné.

          Le sens positif et absolu des déclarations solennelles de l’Écriture que je venais de vivre si douloureusement dans ce rêve, m’apparut dans toute sa saisissante clarté.

          Je me rendis compte qu’il y avait là, en vérité plus qu’un rêve, mais un appel poignant à cesser de jouer avec la patience de Dieu et avec sa parole sacrée, et qu’en définitive, il n’était pas exact d’appeler rêve ce qui pouvait être, ce qui allait être, la tragique réalité de demain.

          Je compris que, jusqu’à ce jour, j’avais vécu comme les vierges folles de la parabole, et combien il était urgent, pour moi comme pour chacun, de tenir sa lampe garnie et prête afin de pouvoir aller à la rencontre de l’Époux lorsque, « soudain il paraîtra » (Matthieu 25.1-13).

          Je suppliai Dieu de pardonner mes péchés, ma tiédeur, mon ingratitude, de purifier mon cœur dans le précieux sang de l’Agneau mort pour moi, de me donner, enfin, son Saint-Esprit. Dans sa grâce, Il m’exauça. Et je consacrai dès lors, sans réserve, ma vie à son service.

 

(La première édition de ce texte a paru en 1912)

www.batissezvotrevie.fr

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Claudi Lindsay (dimanche, 09 février 2020 09:46)

    Juste Magnifiques