CARACTÈRES PARTICULIERS DU LIVRE D’ÉZÉCHIEL DU POINT DE VUE RELIGIEUX ET LITTÉRAIRE

 

 CARACTÈRES PARTICULIERS DU LIVRE D’ÉZÉCHIEL

DU POINT DE VUE RELIGIEUX ET LITTÉRAIRE

 

Etudions enfin de plus près les caractères particuliers de ce livre, au double point de vue religieux et littéraire.

 

Le trait dominant dans la conception religieuse d’Ézéchiel nous parait être la puissance illimitée de l'action divine. Esaïe avait fait ressortir surtout la sainteté du caractère de Dieu, en opposition à l'hypocrisie de l'observance extérieure et aux abominations idolâtres auxquelles se livraient tour à tour les contemporains de ce prophète. Dans les discours de Jérémie, c'est la justice de Dieu qui fait entendre sa voix sévère. Le peuple, définitivement condamné, n'a plus qu'à courber la tête sous le châtiment; et le prophète, en ce moment douloureux, a pour tâche de lui montrer l'hommage qu'il doit rendre à Dieu par l'acceptation humble du jugement mérité. Au temps d’Ézéchiel, le peuple captif est profondément découragé; sa dernière espérance s'évanouit; Jérusalem est tombée; l'exil se prolonge. Comment les captifs de Juda reviendraient-ils jamais de cette terre étrangère ? Ce serait une vraie résurrection des morts. Inutile de rien attendre de pareil ! « Et quand vous seriez morts, morts depuis des siècles, l’Éternel vous relèvera; sa puissance n'a pas de bornes » tel est le message d’Ézéchiel, surtout dans la seconde période de son ministère. Le prophète entretient ainsi l'étincelle de la foi chez ce pauvre «reste, » qui se croit abandonné pour toujours; et il rend par là possible son rétablissement. Tel est, nous semble-t-il, le trait saillant de la prophétie d’Ézéchiel.

 

On a cru découvrir chez lui un autre caractère, dont l'école critique la plus récente a cherché à se prévaloir. On trouve dans le livre d’Ézéchiel un esprit essentiellement légal, et l'on fait de ce prophète le précurseur de ce judaïsme sacerdotal et rituel qui commença à régner dès le retour de la captivité et qui aboutit au pharisaïsme du temps de Jésus. « Soit qu'il revendique une vieille régie méconnue ou tombée en désuétude, soit qu'il en crée une nouvelle, dit M. Reuss, Ézéchiel est le chef de file »... des Esdras, des Néhémie et de leurs nombreux successeurs, qui ont imprimé au peuple juif des derniers siècles avant notre ère son caractère étroitement légal. Et comme l'on avait été conduit à placer à l'époque du retour de l'exil la composition du Pentateuque et spécialement celle de toute la partie cérémonielle de ce livre, on fit de celui d’Ézéchiel une sorte de transition entre la grande et libre période prophétique qui avait fini avec la captivité et la période de servile littéralisme qui a suivi la restauration.

 

C'est dans l'Introduction au Pentateuque que nous devrons étudier de front cette hypothèse, qui renverse de fond en comble l'histoire du peuple d'Israël, telle qu'elle a été jusqu'ici comprise. Nous ne pouvons nous occuper ici que de ce qui concerne spécialement le prophète Ézéchiel. On fait de lui l'inventeur du sacerdotalisme et de la légalité judaïques. N'est-ce pas lui, en effet, qui trace, chapitres 40 à 49, le tableau du temple qui doit être construit et du sacerdoce qui doit être établi après l'exil ? Ces institutions ne diffèrent-elles pas sur plusieurs points et du tabernacle et du culte décrits dans le Pentateuque ? Or, dit-on, Ézéchiel n'aurait rien pu changer à tous ces statuts, s'ils eussent été consignés dans un code vénéré et reçu de tous, comme l'aurait été un écrit de Moïse lui-même. — Cette objection renferme un grand malentendu et une non moins grande inconséquence. On s'imagine que dans la description du temple nouveau, Ézéchiel a tracé le modèle du sanctuaire qui devait être matériellement élevé lorsque le peuple serait rentré dans son pays. Mais s'il eût songé à imposer une tâche semblable au peuple restauré, il n'eût pas fait entrer dans ce tableau du sanctuaire futur des choses complètement irréalisables. Qu'est-ce , par exemple, que ce torrent qui sort du seuil de ce temple, qui n'atteint dans le parvis qu'à la cheville du pied du prophète, mais qui grossit par degrés, quoique sans affluent, tellement qu'un peu plus loin Ézéchiel ne peut plus le traverser qu'en ayant de l'eau jusqu'aux genoux, puis jusqu'aux reins ; et qu'enfin il est obligé de le traverser à la nage ? Comment ce torrent naît-il et grossit-il de la sorte ? Comment croissent sur ses bords deux ramées d'arbres pareils à ceux d'Éden? Comment parvient-il à l'est jusqu'à la plaine que le Jourdain traverse avant de se jeter dans la mer Morte, alors que cette plaine est séparée de la vallée située au pied du temple par un dos de terrain infranchissable ? Par quelle vertu l'eau de ce torrent, en arrivant dans la mer Morte, purifie-t-elle ses eaux saumâtres et les rend-elle habitables pour des êtres vivants? (chapitre 47) Tous ces traits, interprétés littéralement, n'ont aucun sens. Ils conviennent, non à un torrent matériel, mais à un fleuve de vie spirituelle, qui, partant d'un sanctuaire spirituel comme lui, doit renouveler l'humanité. Ézéchiel pense si peu au temple que devra rebâtir le peuple à son retour, qu'entre la restauration et la construction de cet édifice il place une crise nouvelle, une terrible invasion étrangère, celle de Gog et Magog (chapitres 38 et 39). Aussi aucun des chefs du peuple après le retour de la captivité n’a-t-il pensé à prendre pour modèle du nouveau sanctuaire celui dont Ézéchiel a tracé le plan. On a imité aussi fidèlement que possible l'ancien temple de Salomon, mais sans songer un instant à réaliser même approximativement le tableau d’Ézéchiel. Le caractère tout spirituel du sanctuaire décrit par ce prophète ressort du reste de plusieurs changements significatifs qu'il apporte à l'ordonnance du tabernacle. Il remplace le voile entre le Lieu saint et le Lieu très-saint par une porte à battants, et fait de l'autel d'or, dans le Lieu saint, la table de l'Éternel (41.22-24). Ces nouvelles dispositions sont destinées à indiquer un progrès dans la relation de Jéhovah avec les siens, progrès que l'alliance nouvelle, déjà annoncée par Jérémie (31.31 et suivants), doit réaliser sur l'ancienne, et auquel correspondent ces paroles d’Ézéchiel lui-même : “Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau...; je mettrai mon Esprit au-dedans de vous..., et vous serez mon peuple et je serai votre Dieu” (36. 26-28).

 

A ce malentendu, qui transforme de magnifiques promesses en commandements inexécutables et absurdes, se joint chez les défenseurs de cette hypothèse une très grande inconséquence. Ils prétendent qu’Ézéchiel ne peut s'être permis de changer quelque chose au code mosaïque, si déjà il existait. Mais peut-on nier que le temple de Jérusalem n'ait existé avant l'exil et n'ait possédé aux yeux du prophète le caractère d'une institution divine? Et cependant il en modifie le plan très librement, comme nous l'avons vu, en traçant le tableau de son temple idéal. Bien plus, il annonce une répartition de la Terre-Sainte entre les douze tribus, qui diffère absolument du partage exécuté sous Josué (chapitre 48). Pour être conséquents, les auteurs de l'hypothèse devraient conclure de là que ce partage antérieur n'avait point eu lieu et que par conséquent toute l'histoire du peuple depuis Josué jusqu'à l'exil n'a été qu'un rêve des historiens sacrés !

 

Nous pouvons donc dores et déjà, et avec la plus parfaite quiétude, nous inscrire en faux contre l'hypothèse récente de la critique, au moins en ce qui concerne le rôle attribué à Ézéchiel dans cette nouvelle construction de l'histoire sainte.

 

Au point de vue littéraire, le livre d’Ézéchiel frappe dès l'abord par un déclin manifeste de la langue ; l'influence de l'araméisme se fait fortement sentir. Des répétitions fatigantes pour notre oreille occidentale, une prolixité étrange, des tournures absolument prosaïques, marquent une différence absolue entre cet écrit et la seconde partie d'Esaïe, par exemple, tout en accusant une ressemblance relative avec Jérémie. D'autre part, une abondance d'images saisissantes et un symbolisme riche et grandiose, révèlent chez lui une nature de feu, qui se livre tout entière à la puissance de l'Esprit dont elle est saisie. Ces images, ces emblèmes, ne sont pas en effet chez Ézéchiel de simples ornements de style ; sa personne elle-même est constamment en jeu dans ces allégories par lesquelles il décrit à l'avance le sort de son peuple ; il est lui-même, comme il le dit, « un signe » prophétique (24.24 et 27). C'est là ce que signifie l'acte étrange qu'il doit accomplir au commencement de son ministère (3.3, 14 et 15) et qui représente la fusion la plus intime de sa personne et de son œuvre. En face de ces faits, comment a-t-on pu songer à faire d’Ézéchiel une sorte d'écrivain savant, d'homme de cabinet, « parlant à la postérité qui lira des discours que personne n'aura entendus » (M. Reuss). Ce genre imagé, symbolique, où l'allégorie prend des dimensions colossales et se revêt en même temps des contours les plus minutieux et les plus précis, répondait on ne peut mieux aux besoins des auditeurs d’Ézéchiel, familiarisés depuis leur séjour en Babylonie avec les figures de ces animaux fantastiques dont les Chaldéens aimaient à peupler l'entrée de leurs temples et les vestibules de leurs palais. Rien donc de plus actuel que ce style d’Ézéchiel, dans lequel on prétend voir une œuvre artificielle, destinée à la postérité plutôt qu'à des auditeurs immédiats.

 

Ézéchiel se trouve placé sur la limite d'un passé, l'ancienne théocratie visible qui s'en va, et d'un avenir qui doit sortir de ces ruines. Jérémie avait en quelque sorte inhumé l'ancien ordre de choses ; Ézéchiel inaugure le nouveau. Mais qu'on ne s'y trompe pas ! Cet avenir qu’Ézéchiel contemple et prépare, n'est pas celui qui se réalisera immédiatement après la restauration. Le regard du prophète passe par-dessus les cinq siècles qui sépareront la captivité de l'économie spirituelle. Quand Ézéchiel dit : “ J'ôterai du dedans de vous le cœur de pierre et je mettrai à la place un cœur de chair” (36.26), ce n'est pas assurément l'œuvre du judaïsme légal et pharisaïque qu'il décrit de la sorte, mais celle du Christ. La loi n'est que l'ombre, après aussi bien qu'avant l'exil ;

Christ est, le corps (Colossiens 2.17), la réalité promise.

 

Frédéric GODET

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