JUSQU’À L’ŒUF

 

JUSQU’À L’ŒUF

 

« Il est meurtrier dès le commencement. »

(Jean 8.44)

 

          Si l’ennemi dont nous parlons* n’introduisait son œuf que sous la peau de ses victimes, il y aurait peut-être moyen de combattre sa diabolique possession ; mais c’est jusque dans l’œuf du papillon qu’il cherche à déposer le sien, empoisonnant ainsi les sources mêmes de la vie du papillon. C’est ce que va nous apprendre l’histoire tout à fait dramatique de la chenille du chou.

          J’emprunte ici ma description au célèbre naturaliste Fabre, déjà cité, qui, dans un opuscule sur la « Chenille du chou », nous raconte les hauts faits d’une espèce de moustique appelé « Microgaster », ayant la taille d’un médiocre moucheron, dont le métier est précisément d’exploiter l’œuf de la chenille du chou.

          Si, avec une pointe d’aiguille, nous ouvrions le ventre de telle chenille du chou, nous verrions que, dans le fouillis des viscères noyées dans un liquide jaune clair qui est le sang de la bête, grouillent des vermisseaux. Ce sont les fils du microgaster qui, à l’état de larves, sucent, plutôt qu’ils ne mangent, le sang de leur victime ; car il est d’une nécessité absolue que, pendant les quatre semaines environ que réclame la croissance complète des microgasters, dans leur état larvaire, la chenille soit capable de les alimenter. Ils n’ont donc ni crocs, ni mâchoires ; leur bouche est un pore dépourvu d’armature propre à déchirer, qui hume ; car il ne faut pas que la chenille soit compromise par des blessures intérieures qui, même minimes, arrêteraient le fonctionnement des sources sanguines.

          Fabre, en effet, nous fait observer que les deux calendriers de la chenille du chou et du microgaster sont remarquablement synchroniques. Lorsque la chenille cesse de manger et fait ses préparatifs de métamorphose, les parasites sont, eux aussi, mûrs pour l’exode. Dans une lente oscillation de tête, on voit la chenille moribonde poser le fil de son tapis de soie, cherchant à chrysalider. C’est le moment où les parasites vont, eux aussi, sortir. Sur les flancs de la chenille agonisante, jamais sur le dos, une brèche s’ouvre, et, par cette unique ouverture, sort toute la horde des petites larves, ivres du sang de leur victime et prêtes à se chrysalider à leur tour.

          Eh bien ! il est une question tragique qui se pose ici : comment ces œufs du microgaster ont-ils été introduits dans les flancs de la chenille du chou ? La plupart des livres d’histoire naturelle nous disent que le microgaster inocule directement des œufs dans le corps de la chenille. Mais Fabre a démontré, d’une manière qui me paraît irréfutable, que c’était là une erreur.

          Et voici comment il fit sa démonstration. Il prit un bocal de la capacité d’un litre environ. Il y introduisit une feuille de chou peuplée de chenilles, puis lâcha dans l’appareil un essaim de microgasters, accompagné d’une bandelette de papier miellée, qui devait leur servir de réfectoire. Une fois le bocal fermé, il n’y avait plus qu’à laisser faire et à surveiller assidûment des jours et des semaines, s’il le fallait, pour voir si les petits moucherons déposaient leurs œufs dans le corps des chenilles mises ainsi à leur portée. Eh bien ! les chenilles continuèrent à paître tranquillement, insoucieuses de leur terrible entourage. Les microgasters, de leur côté, ne semblaient nullement songer à mal. Ils se restauraient à la bandelette miellée, ils allaient et venaient, tumultueux, mais sans accorder la moindre attention au troupeau de chenilles dévorant leur feuille de chou.

          La conclusion à laquelle arriva Fabre fut donc formelle : pour inoculer ses germes, le microgaster n’attaque jamais les chenilles. Alors, se dit l’illustre savant, c’est peut-être dans l’œuf même du papillon que le microgaster dépose son œuf ? Pour s’en assurer, il fit une autre expérience. Il prit un autre bocal. Il y mit un fragment de feuille de chou, muni d’une plaque d’œufs jaunes, fraîchement pondus ; puis il introduisit un essaim de microgasters accompagné de nouveau d’une bandelette de papier miellée. Immédiatement les femelles se précipitèrent sur la plaque des œufs jaunes, au point des noircir complètement.

          « Très affairées, dit-il, elles inspectaient le trésor, tressaillaient des ailes et se brossaient l’une contre l’autre les pattes d’arrière, signe de vive satisfaction. Elles auscultaient l’amas, en sondaient les intervalles avec les antennes, et tapotaient les pièces du bout des palpes ; puis, qui d’ici, qui de là, elles appliquaient rapidement sur l’œuf choisi l’extrémité du ventre, et, par le moyen d’un subtil bistouri d’inoculation, introduisaient leur germe sous la pellicule de l’œuf. Cela se faisait avec calme, méthodiquement, lors même que de nombreuses pondeuses travaillaient à la fois. Où l’une avait passé, une seconde passait, remplacée par une troisième, une quatrième et par d’autres encore, sans que je pusse préciser la fin de ces visites au même œuf. Chaque fois le bistouri plongeait, introduisant un nouveau germe. »

          Un bon moyen d’évaluer le nombre des germes inoculés dans le même œuf, selon le naturaliste que nous citons, c’est d’ouvrir plus tard les chenilles infestées et de compter les vers inclus. Il oscille, paraît-il, autour de la vingtaine ; même il lui arriva d’en rencontrer jusqu’à soixante-cinq !

          Fabre déclare qu’il déposa sa loupe, pensif et quelque peu troublé. Jamais, de façon aussi lucide que dans son tube de verre de la grosseur du doigt, il n’avait entrevu le savant brigandage de la vie même chez les moindres.

          « Comment t’appelles-tu », demanda Jésus au démoniaque de Gadara ? « Légion est mon nom, lui répondit-il, car nous sommes plusieurs. » Oui, chez les hommes, comme dans les œufs de papillons, il y a de vraies possessions, parce que c’est à la source même de la vie que le « tueur d’hommes » cherche à introduire son germe de mort.

          Et comme cela fait penser aux origines de notre pauvre monde qui, lui aussi, nous apparaît comme ayant été « ichneumoné » et, on peut bien le dire, « endiablé » dès l’œuf !

          Mais comme cela nous fait penser aussi à Celui qui a dit qu’il était venu « pour détruire les œuvres du diable » !

 

Alexandre MOREL

www.batissezvotrevie.fr

 

* Voir le précédent article « l’ange ou la bête » dans cette même rubrique.

 

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